Universität Zürich Soziologisches Institut der Universität Zürich Prof. Dr. Hans Geser

 
presents: Georg Simmel Online

       Sociology in Switzerland

Georg Simmel Online           



Georg Simmel: Comment les formes sociales se maintiennent
ex:
L'Année Sociologique, publiée sous la direction de Emile Durkheim ..., Première Année (1896-1897), 1898, pp. 71.107, Paris, Félix Alcan.

 

Les sciences en voie de formation ont le privilège, médiocrement enviable, de servir comme d'un asile provisoire à tous les problèmes qui flottent dans l'air, sans avoir encore trouvé leur véritable place.

Par l'indétermination et l'accès facile de leurs frontières, elles attirent tous les »sans patrie« de la science, jusqu'à ce qu'elles aient pris assez de force pour rejeter hors d'elles tous ces éléments étrangers; l'opération est parfois cruelle, mais elle épargne bien des déceptions pour l'avenir.

C'est ainsi que la sociologie, cette science nouvelle, commence à se débarrasser de la masse confuse de problèmes qui s'attachaient à elle; elle prend le parti de ne plus naturaliser le premier venu, et, quoiqu'on discute encore sur l'étendue de son domaine, d'évidents efforts sont faits pour en marquer les contours.

Pendant longtemps, il semblait que le mot sociologie eût une vertu magique; c'était la clef de toutes les énigmes de l'histoire comme de la pratique, de la morale comme de l'esthétique, etc.

C'est qu'on donnait pour objet à la sociologie tout ce qui se passe dans la société; par suite, tous les faits qui ne sont pas de l'ordre physique semblaient être de son ressort.

Mais cela même démontre l'erreur qu'on commettait en procédant ainsi.

Car c'est évidemment un non-sens que de réunir tous les sujets d'étude dont traitent déjà l'économie politique et l'histoire de la civilisation, la philosophie et la politique, la statistique et la démographie, dans une sorte de pêle-mêle auquel on accole cette étiquette de sociologie.

On y gagne un nom nouveau, mais pas une connaissance nouvelle.

Sans doute, il n'y a pas de recherche sociologique qui n'intéresse quelqu'une des sciences déjà existantes; car, dans ce qui fait la matière de la vie humaine, il n'est rien qui ne soit déjà l'objet de quelqu'une de ces sciences.

Mais c'est justement la preuve que, pour avoir un sens défini, la sociologie doit chercher ses problèmes, non dans la matière de la vie sociale, mais dans sa forme; et c'est cette forme qui donne leur caractère social à tous ces faits dont s'occupent les sciences particulières.

C'est sur cette considération abstraite des formes sociales que repose tout le droit que la sociologie a d'exister; c'est ainsi que la géométrie doit son existence à la possibilité d'abstraire, des choses matérielles, leurs formes spatiales, et la linguistique la sienne, à la possibilité d'isoler, des pensées qu'expriment les hommes, la forme même de l'expression.

Les formes qu'affectent les groupes d'hommes unis pour vivre les uns à côté des autres, ou les uns pour les autres, ou les uns avec les autres, voilà donc le domaine de la sociologie.

Quant aux fins économiques, religieuses, politiques, etc., en vue desquelles ces associations prennent naissance, c'est à d'autres sciences qu'il appartient d'en parler.

Mais alors, puisque toute association humaine se fait en vue de telles fins, comment connaîtrons-nous les formes et les lois propres de l'association? En rapprochant les associations destinées aux buts les plus différents et en dégageant ce qu'elles ont de commun.

De cette façon, toutes les différences que présentent les fins spéciales autour desquelles les sociétés se constituent, se neutraliseront mutuellement, et la forme sociale sera seule à ressortir.

C'est ainsi qu'un phénomène comme la formation des partis se remarque aussi bien dans le monde artistique que dans les milieux politiques, dans l'industrie que dans la religion.

Si donc on recherche ce qui se retrouve dans tous ces cas en dépit de la diversité des fins et des intérêts, on obtiendra les espèces et les lois de ce mode particulier de groupement.

La même méthode nous permettrait d'étudier de la même manière la domination et la subordination, la formation des hiérarchies, la division du travail, la concurrence, etc.

Quand ces nombreuses formes de l'association humaine auront été établies inductive- ment et qu'on aura trouvé leur signification psychologique, alors seulement on pourra penser à résoudre la question: Qu'est- ce qu'une société? Car il est bien sûr que la société n'est pas un être simple, dont la nature puisse être exprimée tout entière dans une seule formule.

Pour en avoir la définition, il faut sommer toutes ces formes spéciales de l'association et toutes les forces qui en tiennent unis les éléments.

Il ne peut pas y avoir de société où ces combinaisons variées ne se rencontrent.

Sans doute, chacune d'elles, prise à part, peut disparaître sans que le groupe total disparaisse; mais c'est que, chez tous les peuples connus, il en subsiste toujours un nombre suffisant.

Que si on les supprime toutes par la pensée, il n'y a plus de société du tout1.

1 Cf. sur cette manière de poser le problème sociologique, mon article sur »Le problème de la sociologie« in Revue de Métaph. t. II, p. 497 [in GSG 19, S. 27-35]. On trouvera quelques applications de ce principe dans ma Sociale Differenzierung, Leipzig, 1890 [in GSG 2, S. 109-295]. V. également Annales de l'Institut de sociologie, vol I [in GSG 19, S. 36-45], et American Journal of Sociology, vol. II nos 2 et 3 [in GSG 18].

 

Afin d'illustrer par un exemple la méthode ainsi définie, je voudrais, dans cet article, rechercher les formes spécifiques par lesquelles les sociétés, en tant que telles, se conservent.

Par société, je n'entends pas seulement l'ensemble complexe des individus et des groupes unis dans une même communauté politique.

Je vois une société partout où des hommes se trouvent en réciprocité d'action et constituent une unité permanente ou passagère.

Or, dans chacune de ces unions se produit un phénomène qui caractérise également la vie individuelle; à chaque instant, des forces perturbatrices, externes ou non, s'attaquent au groupement, et, s'il était livré à leur seule action, elles ne tarderaient pas à le dissoudre, c'est-à-dire à en transférer les éléments dans des groupements étrangers.

Mais à ces causes de destruction s'opposent des forces conservatrices qui maintiennent ensemble ces éléments, assurent leur cohésion, et par là garantissent l'unité du tout jusqu'au moment où, comme toutes les choses terrestres, ils s'abandonnent aux puissances dissolvantes qui les assiègent.

A cette occasion, on peut voir combien il est juste de présenter la société comme une unité sui generis, distincte de ses éléments individuels.

Car les énergies qu'elle met en jeu pour se conserver n'ont rien de commun avec l'instinct de conservation des individus.

Elle emploie pour cela des procédés tellement différents que très souvent la vie des individus reste intacte et prospère alors que celle du groupe s'affaiblit, et inversement.

Plus que tous les autres, ces faits ont contribué à faire tenir la société pour un être d'une réalité autonome, qui mènerait, suivant des lois propres, une vie indépendante de celle de ses membres.

Et en réalité, si l'on considère la nature intrinsèque et l'évolution des langues et des mœurs, de l'Église et du droit, de l'organisation politique et sociale, cette conception s'impose.

Car tous ces phénomènes apparaissent comme les produits et les fonctions d'un être impersonnel auquel les individus participent sans doute, comme à un bien public, mais sans qu'on puisse désigner nommément un particulier qui en soit la cause productrice ou la raison déterminante; pas un même dont on puisse dire quelle part précise il a prise à leur production.

Elles se posent en face des particuliers comme quelque chose qui les domine et qui ne dépend pas des mêmes conditions que la vie individuelle.

D'un autre côté, il est certain qu'il n'existe que des individus, que les produits humains n'ont de réalité en dehors des hommes que s'ils sont de nature matérielle, et que les créations dont nous parlons, étant spirituelles, ne vivent que dans des intelligences personnelles.

Comment donc, si les êtres individuels existent seuls, expliquer le caractère supra-individuel des phénomènes collectifs, l'objectivité et l'autonomie des formes sociales? Il n'y a qu'une manière de résoudre cette antinomie.

Pour une connaissance parfaite, il faut admettre qu'il n'existe rien que des individus.

Pour un regard qui pénétrerait le fond des choses, tout phénomène qui paraît constituer au-dessus des individus quelque unité nouvelle et indépendante, se résoudrait dans les actions réciproques échangées par les individus.

Malheureusement, cette connaissance parfaite nous est interdite.

Les rapports qui s'établissent entre les hommes sont si complexes qu'il est chimérique de les vouloir ramener à leurs éléments ultimes.

Nous devons plutôt les traiter comme des réalités qui se suffisent à elles-mêmes.

C'est donc seulement par un procédé de méthode que nous parlons de l'État, du droit, de la mode, etc., comme si c'étaient des êtres indivis.

C'est ainsi encore que nous parlons de la vie comme d'une chose unique, tout en admettant qu'elle se réduit à un complexus d'actions et de réactions physico-chimiques échangées entre les derniers éléments de l'organisme.

Ainsi se résout le conflit soulevé entre la conception individualiste et ce qu'on pourrait appeler la conception moniste de la société; celle-là correspond à la réalité, celle-ci à l'état borné de nos facultés d'analyse; l'une est l'idéal de la connaissance, l'autre exprime sa situation actuelle.

Cela posé, de même que le biologiste a déjà pu substituer à la force vitale, qui paraissait planer au-dessus des différents organes, l'action réciproque de ces derniers, le sociologue, à son tour, doit chercher de plus en plus à atteindre ces processus particuliers qui produisent réellement les choses sociales, à quelque distance d'ailleurs qu'il doive rester de son idéal.

Voici donc, pour ce qui concerne l'objet spécial de cet article, comment le problème doit se formuler.

Nous croyons voir que les associations les plus différentes mettent en jeu, pour persévérer dans leur être, des forces spécifiques; en quels processus plus simples ce phénomène peut-il se résoudre? Bien que le groupe, une fois qu'il existe, paraisse faire preuve, dans ses efforts pour se maintenir, d'une énergie vitale et d'une force de résistance qui semblent provenir d'une source unique, elle n'est cependant que la conséquence, ou mieux la résultante de phénomènes, particuliers et variés, de nature sociale.

Ce sont ces phénomènes qu'il faut rechercher.

 

I

 

Ce qui pose le plus ordinairement le problème de la permanence propre aux groupes sociaux, c'est ce fait qu'ils se maintiennent identiques à eux-mêmes, tandis que leurs membres changent ou disparaissent.

Nous disons que c'est le même État, la même armée, la même association qui existe aujourd'hui et qui existait déjà il y a des dizaines et peut-être des centaines d'années; cependant, parmi les membres actuels du groupe, il n'en est pas un qui soit le même qu'autrefois.

Nous avons affaire ici à l'un de ces cas où la disposition des choses dans le temps présente une remarquable analogie avec leur disposition dans l'espace.

Le fait que les individus sont à côté les uns des autres, par conséquent extérieurs les uns aux autres, n'empêche pas l'unité sociale de se constituer; l'union spirituelle des hommes triomphe de leur séparation spatiale.

De même, la séparation temporelle des générations n'empêche pas que leur suite ne forme, pour notre représentation, un tout ininterrompu.

Chez les êtres que l'espace sépare, l'unité résulte des actions et des réactions qu'ils échangent entre eux; car l'unité d'un tout complexe ne signifie rien autre chose que la cohésion des éléments, et cette cohésion ne peut être obtenue que par le concours mutuel des forces en présence.

Mais pour un tout composé d'éléments qui sont séparés par le temps, l'unité ne peut être réalisée de cette manière, parce qu'il n'y a pas entre eux de réciprocité d'action; les plus anciens peuvent bien agir sur ceux qui viennent ensuite, mais non ceux-ci sur ceux-là.

C'est pourquoi la survivance de l'unité sociale au milieu du flux perpétuel des individus reste un problème à résoudre, alors même que la genèse de cette unité a déjà été expliquée.

Le facteur dont l'idée se présente le plus immédiatement à l'esprit pour rendre compte de la continuité des êtres collectifs, c'est la permanence du sol sur lequel ils vivent.

L'unité, non pas seulement de l'État, mais de la ville et de bien d'autres associations, tient d'abord au territoire qui sert de substrat durable à tous les changements que subit l'effectif de la société.

A vrai dire, la permanence du lieu ne produit pas à elle seule la permanence de l'unité sociale; car, quand la population est expulsée ou asservie par un peuple conquérant, nous disons que l'État a changé, bien que le territoire reste le même.

En outre, l'unité dont il s'agit ici est toute psychique, et c'est cette unité psychique qui fait vraiment l'unité territoriale, loin d'en dériver.

Cependant, une fois que celle-ci s'est constituée, elle devient à son tour un soutien pour la première et l'aide à se maintenir.

Mais bien d'autres conditions sont nécessaires.

La preuve, c'est que nombre de groupes n'ont aucun besoin de cette base matérielle.

Ce sont d'abord les petites sociétés comme la famille qui peuvent rester sensiblement identiques à elles-mêmes, tout en changeant de résidence; mais ce sont aussi les très grandes, comme les associations internationales de lettrés, d'artistes et de savants, ou comme ces sociétés commerciales qui s'étendent à tout l'univers, et qui consistent essentiellement dans une négation de tout ce qui attache la vie sociale à des localités déterminées.

En définitive, cette première condition n'assure guère que d'une manière formelle la persistance du groupe à travers le temps.

Un facteur incomparablement plus efficace, c'est la liaison physiologique des générations, c'est la chaîne formée entre les individus par les relations de parenté en général.

Sans doute, la communauté du sang ne suffit pas toujours à garantir bien longtemps l'unité de la vie collective; il faut très souvent qu'elle soit complétée par la communauté de territoire.

L'unité sociale des Juifs, malgré leur unité physiologique et confessionnelle, s'est singulièrement détendue depuis leur dispersion; elle ne s'est plus jamais solidement renouée que là où un de leurs groupes est resté fixé pendant assez longtemps sur un même territoire.

Mais, d'un autre côté, partout où les autres liens font défaut, le lien physiologique est l'ultimum refugium de la continuité sociale.

Ainsi, quand la corporation allemande (Zunft) dégénéra et s'affaiblit intérieurement, elle se ferma d'autant plus étroitement au dehors que sa force de cohésion se relâchait davantage; de là vint la règle que les fils de maître, les gendres de maître, les maris de veuve de maître pourraient seuls être admis à la maîtrise.

Ce qui fait l'efficacité de ce facteur, c'est que les générations ne se remplacent pas d'un seul coup.

De cette façon, l'immense majorité des individus qui vivent ensemble à un moment donné existent encore au moment qui suit, et le passage de l'un à l'autre est continu.

Les personnes qui changent entre deux instants voisins, soit qu'elles sortent de la société, soit qu'elles y entrent, sont toujours en très petit nombre, comparées à celles qui demeurent.

Le fait que l'homme n'est pas, comme les animaux, assujetti à une saison d'accouplement, et que par suite ses enfants peuvent naître en tout temps, est ici d'une particulière importance.

Il en résulte en effet qu'on ne peut jamais fixer un moment déterminé où une génération nouvelle commence.

La sortie des éléments anciens et l'entrée des nouveaux s'opèrent si progressivement que le groupe fait l'effet d'un être unique, tout comme un organisme au milieu de l'écoulement incessant de ses atomes.

Si cette substitution s'effectuait d'un seul coup, si à une sortie en masse succédait brusquement une entrée en masse, alors on ne serait guère fondé à dire que le groupe, malgré la mobilité de ses membres, subsiste dans son unité.

Mais que, à chaque moment, les nouveaux venus soient une infime minorité par rapport à ceux qui composaient déjà la société au moment antérieur, voilà ce qui lui permet de rester identique à elle-même, quand même, à deux époques plus éloignées, le personnel social serait entièrement renouvelé.

Si cette continuité est surtout frappante là où elle a pour base la génération, elle ne laisse pas d'exercer une action très sensible dans certains cas où pourtant cet intermédiaire physique manque totalement.

C'est ce qui arrive pour le clergé catholique.

La continuité y résulte de ce fait qu'il reste toujours assez de membres anciens en fonction pour initier les nouveaux.

L'importance de ce phénomène sociologique est considérable, car c'est ce qui rend si stables, par exemple, les corps de fonctionnaires; c'est ce qui leur permet de maintenir invariable, à travers tous les changements individuels, l'esprit objectif qui fait leur essence.

Dans tous ces cas, le fondement physiologique de la continuité sociale est remplacé par un fondement psychologique.

Sans doute, à parler à la rigueur, cette continuité n'existe qu'autant que les individus ne changent point.

Mais, en fait, les membres qui composent le groupe à un moment donné y restent toujours un temps suffisant pour pouvoir façonner leurs successeurs à leur image, c'est-à-dire selon l'esprit et les tendances de la société.

C'est ce renouvellement lent et progressif du groupe qui en fait l'immortalité, et cette immortalité est un phénomène sociologique d'une très haute portée.

La conservation de l'unité collective pendant un temps théoriquement infini donne à l'être social une valeur qui, ceteris paribus, est infiniment supérieure à celle de chaque individu.

La vie individuelle est tout entière organisée pour finir dans un temps donné, et, dans une certaine mesure, chaque individu commence lui-même, à nouveaux frais, sa propre existence.

La société, au contraire, n'est pas enfermée a priori dans une durée limitée; elle semble instituée pour l'éternité, et c'est pourquoi elle arrive à totaliser des conquêtes, des forces, des expériences qui l'élèvent bien au- dessus des existences particulières et de leurs perpétuels recommencements.

C'est là ce qui fit la force des corporations urbaines de l'Angleterre, depuis le moyen âge.

Dès cette époque, dit Stubbs, elles avaient le droit »de perpétuer leur existence en comblant, au fur et à mesure, les vacances qui se produisaient dans leur sein«.

Sans doute, les anciens privilèges ne visaient que les bourgeois et leurs héritiers.

Mais, en fait, ce principe fut appliqué comme conférant le droit d'adopter des membres nouveaux.

C'est pourquoi, quel que fût le sort de ses membres et de leurs descendants proprement dits, la corporation, en tant que telle, se conservait toujours in integro.

Toutefois ce résultat n'est obtenu que par l'effacement de l'individu; son rôle personnel est en effet rejeté au second plan par les fonctions qu'il remplit comme représentant et continuateur du groupe.

Car la société court d'autant plus de risques qu'elle dépend davantage de l'éphémère individualité de ses membres.

Inversement, plus l'individu est un être impersonnel et anonyme, plus aussi il est apte à prendre tout uniment la place d'un autre et à assurer ainsi la conservation ininterrompue de la personnalité collective.

C'est ce précieux privilège qui, dans la guerre des deux Roses, permit aux Communes d'abaisser la suprématie de la Chambre haute.

En effet, une bataille qui supprimait la moitié de la noblesse du pays enlevait aussi à la Chambre des lords la moitié de sa puissance, parce que celle-ci était liée au sort d'un certain nombre de personnalités particulières.

Au contraire, les Communes étaient soustraites à cette cause d'affaiblissement; comme elles jouissaient d'une sorte d'immortalité grâce au nivellement de leurs membres, elles devaient finir par s'emparer du pouvoir.

Cette même circonstance donne aux groupes un avantage dans les luttes qu'ils soutiennent avec les particuliers.

On a pu dire de la Compagnie des Indes que, pour fonder sa domination sur les indigènes, elle n'avait pas employé d'autres moyens que le Grand Mogol.

Seulement elle eut cette supériorité sur les autres conquérants de l'Inde qu'elle ne pouvait jamais être assassinée.

 

II

 

Ce qui précède explique pourquoi, dans les cas contraires, c'est-à-dire quand la vie sociale se trouve être intimement liée à celle d'un individu, directeur et dominateur du groupe, des institutions très spéciales sont indispensables pour qu'il puisse se maintenir.

Quels dangers cette forme sociologique peut faire courir à la conservation des sociétés, l'histoire de tous les interrègnes est là pour nous l'apprendre.

Mais ces périls sont naturellement d'autant plus grands que le souverain concentre plus complètement entre ses mains les fonctions par lesquelles se recrée à chaque instant l'unité collective.

C'est pourquoi il peut être assez indifférent que l'exercice du pouvoir soit un instant suspendu là où la domination du prince n'est que nominale, où il règne, mais ne gouverne pas; au contraire, un État d'abeilles tombe dans une anarchie complète dès qu'on l'a privé de sa reine.

Sans doute, on ne doit pas se représenter cette royauté sous la forme d'un gouvernement humain, puisqu'il n'en émane pas d'ordres, à proprement parler.

Cependant, c'est la reine qui est le centre de l'activité de la ruche; car, se tenant par ses antennes en communication perpétuelle avec les travailleuses, elle est au courant de tout ce qui se passe dans son royaume, et c'est ce qui permet à la société de prendre conscience de son unité.

Mais aussi ce sentiment s'évanouit dès que cet organe central, grâce auquel il s'élabore, a disparu.

L'inconvénient de cette concentration n'est pas seulement de subordonner la conservation du groupe à l'existence contingente d'un individu; le caractère personnel que prend alors le pouvoir peut, par lui-même, devenir un danger.

Par exemple, si la société mérovingienne maintint intactes, à bien des égards, les vieilles institutions romaines, cependant, sur un point essentiel, elle innova: la puissance publique devint chose personnelle, transmissible et partageable.

Or ce principe, sur lequel se fondait le pouvoir du roi, se tourna contre lui; car les grands, qui contribuaient à la constitution de l'empire, réclamèrent eux aussi une part personnelle de domination.

Les sociétés politiques ont essayé de conjurer ces différents dangers, surtout ceux qui résultent des interrègnes, en proclamant le principe que le roi ne meurt pas.

Tandis qu'aux premiers temps du moyen âge la paix du roi mourait avec le roi, grâce à ce principe nouveau, la tendance du groupe à persévérer dans son être prit corps.

En effet, une idée, très importante au point de vue sociologique, y est impliquée, c'est que le roi n'est pas roi en tant qu'individu.

Au contraire, sa personnalité est par elle-même indifférente.

Elle n'a plus de valeur que comme incarnatation de la royauté abstraite, impérissable comme le groupe même dont elle est la tête. Celui-ci projette son immortalité sur le prince, qui en revanche la renforce par cela même qu'il la symbolise.

Le procédé le plus simple pour exprimer la permanence du groupe par celle du pouvoir, c'est la transmission héréditaire de la dignité suprême.

La continuité physiologique de la famille souveraine réfléchit alors celle de la société.

Celle-ci trouve son expression, aussi adéquate que possible, dans cette loi qui fait succéder au père le fils désigné depuis longtemps pour le trône et toujours prêt à l'occuper.

En tant qu'il se transmet héréditairement, le gouvernement est indépendant des qualités personnelles du prince; or, c'est le signe que la cohésion sociale est devenue une réalité objective, pourvue d'une consistance et d'une durée propres, et qui n'est plus subordonnée à tous les hasards des existences individuelles.

Ce qu'on a justement trouvé d'absurde et de nuisible dans le principe de l'hérédité, à savoir ce formalisme qui permet d'appeler au pouvoir aussi bien le moins capable que le plus méritant, cela même a un sens profond: car c'est la preuve que la forme du groupement, que le rapport entre gouvernants et gouvernés s'est fixé et objectivé.

Tant que la constitution du groupe est incertaine et vacillante, les fonctions directrices exigent des qualités personnelles très déterminées.

Ainsi, le roi grec des temps héroïques ne devait pas seulement être brave, sage et éloquent; il fallait encore qu'il fût un athlète distingué et même, dans la mesure du possible, excellent laboureur, charpentier et constructeur de vaisseaux.

D'une manière générale, là où l'association est encore instable, elle veille, comme c'est son intérêt, à ce que le pouvoir ne soit donné qu'après une lutte et une concurrence entre les individus.

Mais là où la forme de l'organisation sociale est déjà solide et définitive, alors les considérations personnelles deviennent secondaires.

C'est le maintien de cette forme abstraite qui importe, et le meilleur gouvernement est celui qui exprime le mieux la continuité et l'éternité du groupe ainsi constitué.

Or c'est le gouvernement héréditaire, car il n'en est pas qui réalise plus complètement le principe d'après lequel le roi ne meurt pas.

 

III

 

Un autre moyen pour l'unité sociale de s'objectiver est de s'incorporer dans des objets impersonnels qui la symbolisent.

Le rôle de ces symboles est surtout considérable quand, outre leur sens figuré, ils possèdent encore une valeur intrinsèque, qui leur permet de servir, en quelque sorte, de centre de ralliement aux intérêts matériels des individus.

Dans ce cas, il importe tout particulièrement à la conservation du groupe de soustraire ce bien commun à toute cause de destruction, à peu près comme on soustrait le pouvoir personnel aux accidents de personnes en proclamant l'immortalité du prince.

Le moyen le plus fréquemment employé dans ce but, c'est la mainmorte, ce système d'après lequel les biens de l'association, qui, en tant que tels, doivent être éternels, sont déclarés inaliénables.

De même que la nature éphémère de l'individu se reflète dans le caractère périssable de sa fortune, à la pérennité du groupe correspond l'inaliénabilité du patrimoine collectif.

En particulier, le domaine des corporations ecclésiastiques ressembla longtemps à la caverne du lion où tout peut entrer, mais d'où rien ne sort.

L'éternité de leurs biens symbolisait l'éternité du principe qui faisait leur unité.

Ajoutez à cela que les biens de mainmorte consistaient essentiellement en biens fonciers.

Or, contrairement aux meubles et, en particulier, à l'argent, les biens en terre jouissent d'une stabilité, d'une perpétuité qui en faisait la matière désignée de la mainmorte.

En même temps, grâce à leur situation déterminée dans l'espace, ils servaient comme de point fixe autour duquel gravitaient tous leurs copropriétaires, tant par dévouement à la chose commune que par souci de leurs intérêts bien entendus.

C'est ainsi que la mainmorte n'était pas seulement une source d'avantages matériels; c'était encore un procédé génial pour consolider l'unité collective et en assurer la conservation.

Cette objectivité que la mainmorte et le fidéicommis donnent aux biens collectifs en les soustrayant à l'arbitraire des individus, les associations modernes essaient de la réaliser par d'autres moyens, mais qui tendent au même but.

Ainsi, nombre d'entre elles lient leurs membres en établissant que, s'ils se retirent de l'association, ils ne pourront recouvrer ce qu'ils auraient versé à la caisse commune.

C'est la preuve que la sphère des intérêts sociaux s'est constituée en dehors de celle où se meuvent les individus, que le groupe vit d'une vie propre, qu'il s'approprie définitivement les éléments qu'il a une fois reçus et rompt tous les liens par lesquels ils se rattachaient à des propriétaires individuels.

Désormais, il ne peut pas plus les rendre à ces derniers qu'un organisme ne peut restituer les aliments, qu'il s'est une fois assimilés, aux êtres qui les lui ont fournis.

Ce modus procedendi ne favorise pas seulement par ses résultats directs l'autoconservation de la société, mais il y aide aussi et surtout en faisant vivre dans l'esprit de chacun de ses membres l'idée d'une unité sociale, supérieure aux particuliers et indépendante des caprices individuels.

Cette même technique sociologique se retrouve, mais encore renforcée, dans une autre règle adoptée par certaines associations: en cas de dissolution, elles s'interdisent de partager la fortune commune entre leurs membres, mais la lèguent à quelque société qui poursuit un but analogue.

De cette manière, ce n'est plus seulement l'existence physique du groupe qui se maintient, c'est son idée, qui se réincarne dans le groupe héritier et dont la continuité est garantie et, pour ainsi dire, manifestée par cette transmission des biens.

C'est particulièrement sensible dans un assez grand nombre d'associations de travailleurs qui se formèrent en France lors de la révolution de 1848.

Dans leurs statuts, le principe en vertu duquel le partage est défendu reçut une extension nouvelle.

Les associations d'un même métier formaient entre elles un syndicat auquel chacune léguait éventuellement ce fonds qu'elles ne pouvaient pas partager.

Ainsi se constituait un nouveau fonds social où les contributions des sociétés particulières venaient se fondre en une unité objective d'un genre nouveau, comme les contributions des individus étaient venues se perdre dans le fonds particulier de chaque association.

Par là, l'idée qui était l'âme de ces groupes élémentaires se trouvait comme sublimée.

Le syndicat donnait un corps et une substance à ces intérêts sociaux qui, jusque-là, n'avaient eu de réalité que dans ces associations plus restreintes; le principe sur lequel elles reposaient était élevé à une hauteur où, si des forces perturbatrices ne s'étaient rencontrées, il se serait maintenu invariable, au- dessus de toutes les fluctuations qui pouvaient survenir dans les personnes comme dans les choses.

 

IV

 

Nous avons considéré les cas où les formes sociales, pour se maintenir, se solidarisent soit avec une personne, soit avec une chose.

Voyons maintenant ce qui arrive quand elles s'appuient sur un organe formé par une pluralité de personnes.

Dans ce cas, l'unité du groupe s'objective elle-même dans un groupe: c'est ainsi que la communauté religieuse s'incarne dans le clergé; la société politique, dans l'administration ou dans l'armée (selon qu'il s'agit de sa vie intérieure ou de ses relations avec le dehors); l'armée, à son tour, dans le corps des officiers, toute association durable dans son comité, toute réunion passagère dans son bureau, tout parti politique dans sa représentation parlementaire.

La constitution de ces organes est le résultat d'une division du travail sociologique.

Les relations interindividuelles, qui sont la trame de la vie sociale et dont la forme spéciale détermine le caractère du groupe, s'exercent primitivement sans intermédiaire, de particulier à particulier.

L'unité d'action se dégage alors de débats directs entre les agents et d'une mutuelle adaptation des intérêts; l'unité religieuse, du besoin qui pousse chacun à communier dans une croyance; l'organisation militaire, de l'intérêt qu'a tout homme valide soit à se défendre, soit à attaquer; la justice publique, des sentences immédiates de la foule assemblée; la subordination politique, de la supériorité personnelle d'un individu sur ses associés; l'harmonie économique, des échanges directs entre producteurs2.

 

2 Je ne veux pas affirmer que cet état, le plus simple logiquement, ait été réellement partout le point de départ historique de tout développement social ultérieur. Mais, pour déterminer ce qui est dû à la constitution d'organes sociaux différenciés, il faut supposer cet état antérieur, ne fût-il qu'une fiction. Et, dans bien des cas, c'est une réalité.

 

Mais bientôt, ces fonctions, au lieu d'être exercées par les intéressés eux- mêmes, deviennent l'office propre de groupes spéciaux et déterminés.

Chaque individu, au lieu d'agir directement sur les autres, entre en relations immédiates avec ces organes nouvellement formés.

En d'autres termes, tandis que, là où ces organes ne se sont pas formés, les éléments individuels ont seuls une existence substantielle et ne peuvent se combiner que suivant des rapports purement fonctionnels, leur combinaison, en s'organisant ainsi, acquiert une existence sui generis; elle est désormais indépendante, non pas seulement des membres du groupe auxquels cette organisation s'applique, mais encore des personnalités particulières qui ont pour tâche de la représenter et d'en assurer le fonctionnement.

Ainsi, la classe des commerçants, une fois constituée, est une réalité autonome qui, en dépit de la mobilité des individus, remplit d'une manière uniforme son rôle d'intermédiaire entre les producteurs.

Le corps des fonctionnaires apparaît plus clairement encore comme une sorte de moule objectif où les individus ne font que passer et qui réduit assez souvent à rien leur personnalité.

De même, l'État se charge de faire collectivement les sacrifices pécuniaires que les différentes parties de la société exigent les unes des autres et, inversement, par l'intermédiaire d'agents spéciaux, il astreint les unes et les autres aux mêmes obligations fiscales.

De même encore, l'Église est un organisme impersonnel dont les fonctions sont exercées par les prêtres, sans être créées par eux.

En un mot, l'idée qu'on a crue fausse des êtres vivants, à savoir que les interactions de molécules matérielles, dont l'ensemble constitue la vie, ont pour support un principe vital distinct, cette idée est expressément vraie des êtres sociaux.

Ce qui, à l'origine, consistait simplement en échanges interindividuels, se façonne à la longue des organes spéciaux qui, en un sens, existent par eux-mêmes.

Ils représentent les idées et les forces qui maintiennent le groupe dans telle ou telle forme déterminée et, par une sorte de condensation, ils font passer cette forme de l'état purement fonctionnel à celui de réalité substantielle.

C'est un des faits les plus caractéristiques de l'humanité et des plus profondément invétérés dans notre nature que cette faculté qu'ont les individus comme les groupes de tirer des forces nouvelles de choses qui tiennent d'eux-mêmes toute leur énergie.

Les forces vitales du sujet prennent souvent ce détour pour mieux servir à sa conservation et à son développement; elles se construisent un objet fictif d'où elles reviennent, en quelque sorte, sur le sujet d'où elles émanent.

C'est ainsi que, dans certaines guerres, on voit un des belligérants contracter une alliance, mais en prêtant au préalable à son allié les forces avec lesquelles il en sera secouru.

Qu'on se rappelle ces dieux que les hommes ont créés en sublimant les qualités qu'ils trouvaient en eux-mêmes, et dont ils attendent ensuite et une morale et la force de la pratiquer! Qu'on se rappelle ces paysages dans lesquels nous projetons nos états d'âme de toute sorte, pour en recevoir un peu après des consolations et des encouragements! Combien de fois encore des amis, des femmes ne nous paraissent-ils pas singulièrement riches de sentiments et d'idées, jusqu'au moment où nous nous apercevons que toute cette richesse morale vient de nous et n'est qu'un reflet de la nôtre! Si nous nous dupons de la sorte, ce n'est sûrement pas sans raison.

Beaucoup des forces de notre être ont besoin de se projeter, de se métamorphoser, de s'objectiver ainsi pour produire leur maximum d'effet; il faut que nous les placions à une certaine distance de nous pour qu'elles agissent sur nous avec leur plus grande force, et l'illusion où nous sommes sur leur origine a justement pour utilité de ne pas troubler leur action.

Or les organes différenciés que crée la société sont souvent des produits de ce genre.

Les énergies collectives s'y trouvent concentrées sous une forme spéciale qui, en vertu de ses caractères propres, résiste au groupe dans son ensemble; si l'intérêt social l'exige, des forces sui generis semblent s'en dégager, qui ne sont pourtant qu'une transformation de ces forces élémentaires sur lesquelles elles réagissent.

Quelle est l'importance de ces organes pour la conservation des groupes? C'est ce qu'un exemple va montrer.

La décadence des anciennes corporations de l'Allemagne vint en partie de ce qu'elles ne surent pas se constituer d'organes.

Elles restèrent identiques à la somme de leurs membres; elles ne parvinrent pas à élever au-dessus des individus une organisation objective en qui s'incarnât l'unité sociale.

Elles avaient bien des représentants, munis de pouvoirs spéciaux, mais qui avaient un caractère trop étroitement individuel; c'étaient simplement des personnes sûres à qui l'on confiait les fonctions les plus indispensables à l'existence commune.

Sans doute, il arriva çà et là que ces délégations se transformèrent plus tard en organes permanents de la vie publique; mais, à l'origine, cette transformation n'eut pas lieu.

L'unité du groupe resta sous la dépendance immédiate des interactions individuelles; elle ne se condensa ni en un État dont l'idée aurait plané au-dessus des générations appelées successivement à le représenter, ni en organes particuliers qui, chargés de fonctions déterminées, en auraient, du moins, débarrassé l'ensemble des travailleurs.

Or, les dangers qui résultent de cette situation peuvent être classés sous trois chefs:

I° Là où il y a des organes différenciés, le corps social est plus mobile.

Tant que, pour chaque mesure politique, juridique, administrative, il doit tout entier se mettre en branle, son action pèche par la lourdeur, et cela doublement.

D'abord, en un sens tout matériel. En effet, pour que le groupe entier puisse agir collectivement, il faut, avant tout, qu'il soit assemblé; et la difficulté, parfois même l'impossibilité d'un rassemblement total empêche mille décisions ou en diffère d'autres jusqu'au moment où il est trop tard.

Mais supposons levée cette difficulté extérieure de la concentration physique, alors se dresse celle de la concentration morale.

Comment arriver, dans une masse si considérable, à l'unanimité? Quand une foule se meut, ses mouvements sont alourdis par toute sorte d'hésitations, de considérations qui tiennent soit à la divergence des intérêts particuliers, soit à l'indifférence des individus.

Au contraire, un organe social peut s'affranchir de tous ces impedimenta, parce qu'il est fait pour un but défini et qu'il est composé d'un nombre de personnes relativement restreint, et ainsi il contribue à la conservation du groupe en rendant l'action sociale plus précise et plus rapide.

C'est à ces difficultés que doit être attribuée l'inaptitude de la foule à agir dans les cas où, pourtant, l'action n'exige ni connaissances ni qualités spéciales.

Par exemple, un règlement d'administration, rendu vers la fin du XVe siècle pour le cercle de Durkheim, parle d'affaires »trop nombreuses et trop compliquées pour pouvoir être traitées par la commune tout entière; huit personnes capables avaient alors été choisies dans le sein de la commune et chargées d'agir en ses lieu et place«.

Ainsi, dans un grand nombre de circonstances, l'intérêt qu'il y a à faire représenter une multitude par une minorité vient de ce qu'un groupe plus restreint, simplement parce qu'il est plus restreint et indépendamment de toute supériorité qualitative, a plus de liberté dans ses mouvements, plus de facilité pour se réunir, plus de précision dans ses actes.

La même cause peut ralentir les relations économiques quoique, dans ce cas, le groupe n'ait pas besoin de se réunir en corps pour agir.

Tant que l'achat et la vente ont lieu directement entre producteurs et consommateurs, les échanges sont considérablement gênés par cette nécessité où sont les individus de se rencontrer en un même lieu.

Mais une fois que le commerçant commence à jouer son rôle d'intermédiaire, une fois surtout que la classe des commerçants, systématisant l'échange, met les intérêts économiques en contact d'une manière continue, la cohésion sociale devient beaucoup plus forte.

L'organe nouveau, qui s'intercale ainsi entre les éléments primaires du groupe, est, comme la mer entre deux pays, principe d'union, non de séparation: car, par la manière dont elle agit, la classe des commerçants met chacun plus étroitement en rapports avec tous.

De plus, en durant, cette activité donne naissance à un système de fonctions régulières qui se balancent harmoniquement, sorte de forme abstraite qui enveloppe les faits particuliers de consommation et de production, mais les dépasse, comme l'État dépasse les citoyens et l'Église les croyants.

Un cadre est ainsi constitué dans lequel les relations économiques se développent et qui est susceptible d'une extension presque indéfinie; et la manière dont ces relations se multiplient, jointe à la persistance de cette organisation à mesure que le mouvement économique s'accélère, prouve assez combien ces organes spéciaux importent à la durée de l'unité collective et combien sont insuffisantes, dans ce but, des interactions purement individuelles.

2° En second lieu, dans tous les cas où la totalité du groupe doit se mettre en mouvement pour chaque fin sociale particulière, sans qu'aucune de ses parties soit encore différenciée, des tiraillements intérieurs ne peuvent manquer de se produire, car, comme tous les éléments ont a priori la même valeur et la même influence, tout moyen de décider entre eux fait défaut.

Cet état se trouve réalisé d'une manière tout à fait typique dans ces sociétés où la majorité elle-même n'a pas le pouvoir d'imposer ses volontés, où chaque opposant a le droit ou d'empêcher par son veto toute résolution commune d'une façon générale ou de ne pas s'y soumettre personnellement.

A ce péril qui menace jusqu'à l'unité intérieure du groupe, la création d'organes spéciaux remédie, pour le moins, de deux manières.

D'abord, un corps de fonctionnaires, une commission aura plus de connaissances spéciales que la foule et, par ce moyen déjà, les frottements et les conflits qui résultent simplement de l'incompétence, seront atténués.

L'action est toujours plus une quand une connaissance objective de la situation ne laisse pas de place aux hésitations de l'agent.

Mais un autre avantage, lié pourtant au premier, est moins aisé à découvrir.

Si une insuffisante objectivité empêche souvent la multitude d'agir avec ensemble (car les erreurs subjectives sont en nombre infini, tandis que la vérité, étant une, ne peut être l'objet d'opinions divergentes), la cause n'en est pas toujours la pure et simple incompétence.

Un autre facteur, fort important, peut intervenir.

La division des partis, qui se fait d'abord sur un petit nombre de questions essentielles, s'étend ensuite à d'autres qui sont sans liens avec les précédentes, et l'accord des esprits devient impossible en principe.

Ainsi, les partis politiques forment à propos des questions religieuses, esthétiques, etc., des camps opposés, quand même leur opposition sur ce terrain serait sans rapport avec l'objet de leur opposition première.

Les luttes des partis ont donc pour conséquence un monstrueux gaspillage de forces qui cesse dès que, au lieu d'abandonner toutes les questions aux discussions confuses de la foule, on les fait résoudre, toutes les fois qu'elles s'y prêtent, par des organes particuliers.

3° Enfin, un troisième avantage de cette organisation consiste dans la meilleure direction qu'elle donne aux forces collectives.

En effet, les foules, dans leurs manières d'agir, ne peuvent jamais s'élever au-dessus d'un niveau intellectuel assez bas, car le point où se rencontrent un grand nombre d'esprits ne saurait être situé très au-dessus de celui où s'arrêtent les plus médiocres.

Qui peut le plus peut le moins, dit-on; mais la réciproque n'est pas vraie, et c'est pourquoi ce sont les éléments les plus inférieurs, et non les plus élevés, qui donnent le ton à l'ensemble.

Cette règle, il est vrai, ne s'applique pas à ce qui concerne l'intensité de la vie affective; car, dans une foule assemblée, il se produit comme une nervosité collective, une surexcitation mutuelle des individus qui peut momentanément élever la passion commune au-dessus de l'intensité moyenne des passions individuelles. Mais les sentiments ainsi renforcés sont-ils ou non adaptés à telle fin, sont-ils sages ou fous? C'est une tout autre question. Le caractère plus ou moins intelligent des décisions prises ainsi ne peut pas dépasser une moyenne où les mieux doués viennent rejoindre les moins capables. La réunion des individus peut bien accroître les puissances du sentiment et du vouloir, non celles de l'entendement. Sans doute, quand la société, pour se maintenir, n'a besoin que des actions et réactions directement échangées entre individus, il suffit que chaque intelligence particulière donne tout ce qu'elle peut donner. Mais il en va tout autrement quand le groupe doit agir comme unité. Là, c'était d'un mouvement moléculaire, ici, c'est d'un mouvement en masse qu'il s'agit; dans le premier cas, il n'était ni possible ni désirable que les individus se fissent représenter; dans le second, cette représentation devient possible et nécessaire. Quand un groupe étendu veut conduire lui-même e directement ses affaires, il est indispensable que chacun de ses membres comprenne et approuve, dans une certaine mesure, les règles d'action qu'il suit; elles sont donc condamnées à une sorte de trivialité.

C'est seulement lorsque les questions sont laissées à une organisation composée d'un nombre restreint de personnes, que le talent peut se donner carrière.

A mettre les choses au mieux, comme les aptitudes spéciales et les compétences ne sont jamais communes qu'à une minorité, quand elles se produisent au sein d'une assemblée un peu vaste, il leur faut conquérir de haute lutte une influence qui leur est accordée sans conteste dans un organe différencié3.

3 Sans doute, les choses ne se passent pas toujours ainsi. Dans un corps de fonctionnaires, la jalousie enlève souvent au talent l'influence qui devrait lui revenir, tandis qu'une foule, renonçant à tout jugement personnel, suivra aisément un meneur de génie. Il est inévitable qu'une science abstraite, comme la sociologie, ne puisse pas épuiser la complexité des faits historiques. Quelle que soit la réalité des lois qu'elle établit, les événements concrets impliqueront toujours des séries d'autres causes dont l'influence peut, dans l'effet total, dissimuler l'action de la première.

 

Ces inconvénients réunis n'ont pas seulement pour résultat de livrer une société, dépourvue d'organes différenciés, aux causes de dissolution que toute structure sociale porte en elle- même; ils la mettent aussi en état d'infériorité toutes les fois qu'elle entre en lutte contre des puissantes individualités.

C'est ce qui perdit ces vieilles corporations allemandes dont nous parlions tout à l'heure; elles furent incapables de tenir tête à ces pouvoirs personnels qui, pendant ou après le moyen âge, se constituèrent soit au centre du pays soit sur des points secondaires.

Elles périrent parce qu'il leur manqua ce que seules des forces individuelles, constituées à l'état d'organes sociaux, peuvent assurer à une société, je veux dire la rapidité des décisions, la concentration absolue de toutes les puissances de l'esprit, et cette intelligence supérieure dont les individus sont seuls capables, que ce soit l'ambition qui les pousse ou le sentiment de leur responsabilité.

Toutefois, il importe également à la conservation du groupe que ces organes ne se spécialisent pas au point de parvenir à une absolue autonomie.

Il faut qu'on sente toujours avec force, au moins d'une manière sourde, ce qu'ils sont véritablement; à savoir, qu'ils ne représentent en définitive que des abstractions réalisées, que les interactions individuelles en sont tout le contenu concret, qu'ils sont simplement la forme sous laquelle se sont pratiquement organisées ces forces élémentaires, au cours de leur développement.

Tout ce qu'ils expriment, c'est la manière dont les unités primaires du groupe mettent en œuvre leurs énergies latentes, quand elles atteignent leur plus grande puissance d'action.

Si donc, en se différenciant, ils se détachent de l'ensemble, leur action, de conservatrice, devient destructive.

Deux raisons principales peuvent déterminer cette transformation.

D'abord, si l'organe développe avec excès sa vie personnelle, s'il s'attache moins à l'intérêt social qu'au sien propre, ses efforts pour se conserver entreront naturellement en conflit avec ceux de la société.

La bureaucratie nous offre de cet antagonisme un exemple, relativement inoffensif, mais significatif.

Les bureaux, ces organes nécessaires de toute administration un peu étendue, forment par eux-mêmes un système qui entre souvent en collision avec les besoins variables de la vie sociale, et cela pour plusieurs raisons.

D'abord, la compétence des bureaux ne peut s'étendre à la complexité de tous les cas individuels, même de ceux qui sont de leur ressort.

Ensuite, entre le temps employé à mettre en branle la machine bureaucratique et le caractère urgent des mesures à prendre, il y a souvent une criante disproportion.

Si donc un organe, qui fonctionne si lourdement, en vient, de plus, à oublier son rôle d'organe et se pose comme une fin en soi, alors il n'y a plus seulement différence, mais opposition directe entre ses intérêts et ceux de la société.

La partie ne peut plus se maintenir qu'aux dépens du tout, et réciproquement.

On pourrait comparer sur ce point la forme bureaucratique aux formes logiques de l'entendement.

Celles-ci sont à la connaissance du réel ce que celle-là est à l'administration de l'État; c'est un instrument destiné à organiser les données de l'expérience, mais qui, précisément, n'en peut être séparé sans perdre tout sens et toute raison d'être.

Quand la logique, perdant le contact avec la matière des faits dont elle n'est que l'expression schématique, prétend tirer d'elle-même une science qui se suffise, le monde qu'elle construit et le monde réel se contredisent nécessairement.

Par elle-même, elle est seulement un moyen pour arriver à la connaissance des choses; si donc, oubliant son rôle de moyen, elle veut s'ériger en un système complet de la connaissance, elle devient un obstacle aux progrès de la science, comme la bureaucratie, quand elle perd de vue sa véritable fonction, devient une gêne pour la société dont elle est l'organe.

Le droit lui-même n'échappe pas toujours à cette excessive cristallisation.

Primitivement, il n'est rien de plus que la forme des interactions individuelles; il exprime ce qu'elles sont tenues d'être pour que le lien social puisse se maintenir.

A lui seul, il ne suffit nullement à assurer la vie et, encore moins, le progrès de la société; mais il est le minimum indispensable à la conservation du groupe.

Il résulte d'une organisation à deux degrés.

D'abord, des actes que les individus réclament les uns des autres et qu'ils accomplissent réellement, au moins la plupart du temps, se dégage le précepte juridique, forme abstraite de la conduite, qui en devient, dans l'avenir, la norme régulatrice.

Mais ce premier organe, tout idéal en quelque sorte, a besoin, pour pouvoir résister aux forces qui l'assaillent, de se compléter par un autre, plus concret et plus matériel.

Des raisons purement techniques mettent fin à cet état d'homogénéité primitive où c'était soit le pater familias soit la foule assemblée qui disaient le droit; dès lors, il devient nécessaire qu'une classe se constitue pour imposer ces normes aux relations individuelles.

Mais si utile, si indispensable même que soit cette double organisation, elle expose les sociétés à un grave danger: la fixité d'un tel système peut se trouver en opposition avec la complexité croissante des rapports individuels et avec les besoins plus mobiles de la société.

Tant par sa cohésion interne que par le prestige de ceux qui l'appliquent, le Droit acquiert plus que la juste indépendance qui est conforme à sa fin; par un véritable cercle vicieux, il s'arroge à lui-même je ne sais quel droit à rester tel quel, envers et contre tout.

Or il peut se faire qu'au même moment la société, pour se maintenir, ait besoin que le droit varie; c'est alors que naissent ces situations fausses dont les formules connues: Fiat justitia, pereat mundus, ou summum jus, summa injuria sont l'expression.

C'est pour assurer au droit la plasticité indispensable à son rôle d'organe, qu'on laisse au juge une sorte de marge dans l'interprétation et l'application des lois; et c'est à la limite de cette marge que se trouvent les cas où il faut résolument choisir entre le salut du droit et celui de l'État.

Nous n'en rappelons ici l'existence que pour montrer, par un nouvel exemple, comment un organe social, en s'immobilisant dans son autonomie, en se considérant lui-même comme un tout, peut devenir un danger pour le tout.

Qu'il s'agisse de la bureaucratie ou du formalisme juridique, cette transformation d'un moyen en fin est d'autant plus dangereuse que le moyen est, d'après les apparences, plus utile à la société.

La situation sociale des militaires nous en offre un exemple.

Instituée pour des fonctions spéciales, l'armée, pour des raisons techniques, doit former un organisme aussi indépendant que possible.

Pour obtenir de ses membres les qualités qu'elle réclame et, principalement, une étroite solidarité, il faut qu'elle les sépare radicalement de toutes les autres classes; c'est à quoi servent et l'uniforme et l'honneur spécial au corps des officiers.

Or, quoique cette indépendance soit exigée par l'intérêt général, elle peut devenir tellement absolue et exclusive que l'armée finit par constituer un État dans l'État, détaché du reste de la nation, sans contact, par conséquent, avec la source dernière de sa force.

C'est ce péril que l'on cherche à conjurer aujourd'hui par l'institution d'armées nationales; le service temporaire de tous les citoyens est certainement un bon moyen pour obliger l'armée à se renfermer dans son rôle d'organe.

Mais pour éviter les antagonismes possibles entre le groupe et ses organes, il ne suffit pas de ne laisser à ces derniers qu'une indépendance limitée; il faut encore qu'en cas de nécessité ils puissent rétrocéder à l'ensemble la fonction qu'ils en ont, en quelque sorte, détachée.

L'évolution des sociétés a ceci de particulier que leur conservation exige parfois la régression momentanée d'organes déjà différenciés.

Cette régression, toutefois, diffère de celle que subissent les organes des être vivants à la suite de changements dans leurs conditions d'existence, comme l'atrophie des yeux chez les animaux qui restent longtemps dans des lieux obscurs.

En effet, dans des cas de ce genre, c'est l'inutilité de la fonction qui entraîne la disparition progressive de l'organe; au contraire, dans le cas des sociétés, c'est parce que la fonction est nécessaire et l'organe insuffisant qu'il faut revenir aux actions et réactions immédiatement échangées entre les individus.

Parfois même, la société est, dès l'origine, constituée de manière à ce que la même fonction soit alternativement exercée par les éléments primaires et par l'organe différencié.

Telles sont les sociétés d'actionnaires dans lesquelles la partie technique des affaires est remise à des directeurs, que l'assemblée générale a pourtant le droit de déposer et auxquels elle peut prescrire certaines mesures dont ils n'auraient même pas eu l'idée ou qu'ils n'étaient pas autorisés à prendre spontanément.

D'autres associations, plus petites, tout en confiant à un président ou à un comité le soin de leurs affaires, prennent leurs dispositions pour que, au besoin, de gré ou de force, ces fonctionnaires se démettent de leurs fonctions dès qu'ils ne sont plus en état de s'en acquitter.

Toutes les révolutions par lesquelles un groupe politique, renversant son gouvernement, replace la législation et l'administration sous la dépendance immédiate des initiatives individuelles, sont des phénomènes sociologiques du même genre.

Il est évident, d'ailleurs, que de pareilles régressions ne peuvent se produire indifféremment dans toute espèce de sociétés.

Quand les sociétés sont très grandes ou très complexes, ce retour du gouvernement à la masse est absolument impossible.

L'existence d'organes différenciés est un fait sur lequel il n'y a plus moyen de revenir; tout ce qu'on peut souhaiter, c'est qu'ils restent assez plastiques pour permettre la substitution d'autres personnes à celles qui sont en fonction, si ces dernières se montrent incapables.

Toutefois, il y a des sociétés qui sont déjà parvenues à un assez haut développement et où, néanmoins, on observe de ces faits d'évolution régressive, mais seulement à titre transitoire et tandis qu'une organisation nouvelle est en train de s'élaborer.

Ainsi, l'Église épiscopale, dans l'Amérique du Nord, souffrit jusqu'à la fin du siècle dernier de l'absence d'évêque.

L'Église mère d'Angleterre qui, seule, pouvait en consacrer, se refusait à le faire pour des motifs politiques.

Alors l'urgence extrême, le danger d'une dispersion irrémédiable décidèrent les fidèles à se tirer d'affaire eux-mêmes.

En 1784, ils nommèrent des délégués, prêtres et laïques, dont la réunion constitua une Église suprême, organe central et directeur de toutes les Églises particulières.

Un historien de l'époque décrit la chose ainsi: »Ce fut un spectacle vraiment étrange, et sans analogue dans l'histoire du christianisme, que cette assemblée d'individus constituant d'eux-mêmes une unité spirituelle sous la pression de la nécessité.

Dans tous les autres cas, c'est l'unité de l'épiscopat qui faisait celle des fidèles; chacun ressortissait manifestement à la communauté dont l'évêque était la tête.« Ainsi l'union des croyants, qui jusque-là avait trouvé dans l'organisation épiscopale une sorte de substrat indépendant, retourna à son essence primitive.

Les éléments ressaisirent cette force qu'ils avaient tirée d'eux-mêmes et qui paraissait maintenant leur revenir du dehors.

Le cas est d'autant plus intéressant que la qualité nécessaire pour maintenir l'unité des fidèles, l'évêque la reçoit par la consécration, c'est-à-dire d'une source qui paraît située en dehors et au-dessus de toutes les fonctions sociales.

Mais le fait qu'elle a pu être remplacée par un procédé purement sociologique montre bien d'où elle venait en réalité.

Ce fut simplement une preuve de la merveilleuse santé politique et religieuse de ces populations que la facilité avec laquelle elles remplacèrent une organisation aussi ancienne, en se ressaisissant des forces sociales qui avaient servi à la faire et en les mettant en œuvre sans intermédiaire.

Beaucoup de sociétés ont, au contraire, péri parce que les relations entre leurs forces élémentaires et les organes qui en étaient sortis n'avaient pas gardé assez de plasticité pour que les fonctions de ces derniers pussent, en cas de disparition ou de décadence, faire retour à la masse.

 

V

 

Les organes différenciés sont comme des substrats qui aident à la consolidation des groupes; la société, en les acquérant, s'enrichit de membres nouveaux.

Mais, si l'on se place au point de vue de la fonction et non plus au point de vue de l'organe, comment l'instinct de conservation des groupes détermine-t-il leur activité? C'est une tout autre question.

Que cette activité s'exerce par la masse indistincte des individus ou par des organes spéciaux, c'est, à cet égard, un point secondaire.

Ce qui importe ici, c'est la forme générale et le rythme selon lesquels ont lieu les processus vitaux de la société.

Deux cas principaux se présentent. Le groupe peut se maintenir soit en conservant le plus fermement possible ses formes, une fois fixées, de telle sorte qu'il oppose une résistance quasi matérielle aux dangers qui le menacent et garde, au milieu des circonstances les plus variées, la même constitution interne.

Mais il peut arriver au même résultat en variant ses formes, de telle sorte qu'elles répondent aux changements des circonstances externes par leurs changements intérieurs et puissent, grâce à cette mobilité, se plier à tous les besoins.

Cette dualité de procédés correspond sans doute à quelque trait général de la nature, car on en retrouve l'analogue jusque dans le monde physique.

Un corps résiste à la dispersion dont le menacent les chocs, soit par sa dureté et une cohésion tellement massive de ses éléments que l'assaut des forces extérieures ne change rien à leurs rapports, soit par sa plasticité et son élasticité, qui cède, sans doute, à la moindre pression, mais, en revanche, permet au corps de reprendre aussitôt après sa forme première.

Étudions donc l'un et l'autre de ces procédés d'autoconservation sociale.

Le procédé purement conservateur paraît surtout convenir aux sociétés faites d'éléments disparates et travaillées par des hostilités latentes ou déclarées.

Dans ce cas, toute secousse, d'où qu'elle vienne, est un danger; même les mesures les plus utiles, s'il en doit résulter un ébranlement quelconque, doivent être évitées.

C'est ainsi qu'un État très compliqué et dont l'équilibre est perpétuellement instable, comme l'Autriche, doit être, en principe, fortement conservateur, tout changement pouvant y entraîner des troubles irréparables.

C'est même, d'une manière générale, l'effet que produit l'hétérogénéité des éléments dans les grandes sociétés, tant que cette hétérogénéité ne sert pas, au contraire, à renforcer, grâce à une harmonieuse division du travail, l'unité intérieure.

Le danger vient de ce que, dans les couches différentes, et parfois même de tendances opposées, dont est fait un pareil État, le moindre ébranlement doit nécessairement avoir les contrecoups les plus variés.

Plus la cohésion intérieure du groupe est faible, plus aussi toute nouvelle excitation de la conscience sociale, tout appel aux réformes publiques, risquent d'augmenter encore les oppositions; car il y a mille routes par où les hommes peuvent diverger les uns des autres et, très souvent, une seule qui leur permette de se rencontrer.

C'est pourquoi, alors même qu'un changement, par lui-même, pourrait être utile, il aurait toujours l'inconvénient de mettre en relief l'hétérogénéité des éléments, comme la simple prolongation de lignes divergentes rend plus sensible leur divergence4.

4 Que l'ébranlement produit par les guerres serve souvent à restaurer la cohésion sociale et, par conséquent, à maintenir les formes de l'État, l'exception n'est qu'apparente et, en réalité, confirme la règle. Car la guerre fait précisément appel aux énergies qui sont communes aux éléments, même les plus opposés du groupe; par suite, elle met si bien en lumière leur caractère vital que la secousse sociale annule d'elle-même, dans ce cas, ce qui la rend dangereuse, à savoir la divergence des éléments. Mais là où elle n'est pas assez forte pour triompher des dissensions internes, alors la guerre exerce la même action que tous les autres ébranlements sociaux. Que de fois elle a donné le dernier coup à des États intérieurement divisés! Que de groupes, même en dehors des sociétés politiques, se sont trouvés, par suite de leurs conflits intérieurs, dans cette alternative ou d'oublier, pour combattre, leurs querelles intestines, ou de se laisser mourir sans résistance.

 

Le même conservatisme s'impose toutes les fois qu'une forme sociale survit tout en ayant perdu sa raison d'être et quoique les éléments, qui en étaient la matière, soient tout prêts à entrer dans des combinaisons sociales d'autres sortes.

A partir de la fin du moyen âge, les corporations, en Allemagne, furent peu à peu dépouillées de leur influence et de leurs droits par les progrès des puissances centrales.

Elles perdirent la force de cohésion qu'elles avaient eue jusque-là et qu'elles devaient à l'importance de leur rôle social; mais elles en gardaient encore l'apparence et le masque.

Dans ces conditions, elles ne pouvaient attendre leur salut que d'un exclusivisme étroit qui en fermât l'accès.

En effet, tout accroissement quantitatif d'une société entraîne des modifications qualitatives, nécessite des adaptations nouvelles qu'un être social vieilli ne peut supporter.

Les formes des groupes dépendent étroitement du nombre des éléments; telle structure qui convient à une société d'un effectif déterminé, perd sa valeur si cet effectif augmente.

Mais ces transformations internes et tout le travail nécessaire pour assimiler les membres nouveaux ne vont pas sans de grandes consommations de forces.

Or des groupes qui ont perdu toute signification n'ont plus de force disponible pour une pareille tâche; ils ont besoin de tout ce qui leur en reste pour protéger contre les dangers du dehors et ceux du dedans la forme sous laquelle ils existent.

Voilà pourquoi les corporations s'interdirent d'accepter des membres nouveaux.

Ce n'était pas seulement pour fixer directement les dimensions du groupe en le limitant aux membres alors existants et à leur postérité; mais encore pour éviter ces changements de structure qu'implique indirectement tout accroissement de grandeur et qu'une société sans raison d'être est hors d'état de supporter.

Quand une association quelconque est dans cette situation, l'instinct de conservation suffit à la rendre étroitement conservatrice.

Cette tendance se rencontre surtout dans des groupes incapables de soutenir la concurrence de leurs rivaux.

Car, pendant que leur forme est en train de muer, qu'ils sont en voie de devenir, ils prêtent le flanc aux coups de l'adversaire.

C'est dans la période intermédiaire entre deux états d'équilibre que les sociétés, comme les individus, sont le moins en état de se défendre.

Quand on est en mouvement, on ne peut pas se protéger de tous côtés comme quand on est au repos.

C'est pourquoi un groupe, qui se sent menacé par ses concurrents, évitera, pour se conserver, toute espèce de transformation. Quieta non movere sera sa devise.

Nous arrivons maintenant à l'examen des cas où c'est, tout au contraire, l'extraordinaire plasticité des formes sociales qui est nécessaire à leur permanence.

C'est ce qui arrive, par exemple, à ces cercles dont l'existence, au sein d'un groupe plus étendu, n'est que tolérée ou même ne se maintient que par des procédés illicites.

C'est seulement grâce à une extrême élasticité que de pareilles sociétés peuvent, tout en gardant une consistance suffisante, vivre dans un état de perpétuelle défensive ou même, à l'occasion, passer rapidement de la défensive à l'offensive et réciproquement.

Il faut, en quelque sorte, qu'elles se glissent dans toutes les fissures, s'étendent ou se contractent suivant les circonstances et, comme un fluide, prennent toutes les formes possibles.

Ainsi, les sociétés de conspirateurs ou d'escrocs doivent acquérir la faculté de se partager instantanément et d'agir par groupes séparés, de se subordonner pleinement tantôt à un chef et tantôt à un autre, de conserver le même esprit commun, que tous leurs membres soient immédiatement en contact ou non, de se reconstituer sous une forme quelconque après une dispersion, etc.

Voilà comment elles arrivent à se maintenir avec une persistance qui faisait dire aux Bohémiens: »Inutile de nous pendre, car nous ne mourrons jamais.« On a tenu le même langage à propos des Juifs.

Si, dit-on, le sentiment de solidarité qui les rattache si étroitement les uns aux autres, si cet esprit d'exclusivisme à l'égard des autres cultes, qui leur est propre quoiqu'il se soit souvent relâché, si tous ces liens sociaux ont perdu, depuis l'émancipation du Judaïsme, leur couleur confessionnelle, c'est pour en prendre une autre: c'est maintenant le capitalisme qui les unit.

Leur organisation est indestructible précisément parce qu'elle n'a pas de formes définies et tangibles.

On aura beau, répète-t-on, leur retirer la puissance de la presse, celle du capital, l'égalité des droits avec les autres citoyens; la société juive ne sera pas abattue pour cela.

On pourra bien leur enlever ainsi leur organisation politique et sociale; mais on restaurera du même coup leur union confessionnelle. Ce jeu de bascule, qui leur a réussi sur plus d'un point, est parfaitement susceptible de se généraliser.

On pourrait encore aller plus loin et montrer dans la plasticité personnelle du Juif, dans sa remarTextfeld: 93
quable aptitude à se faire aux tâches les plus diverses, à s'adapter aux conditions d'existence les plus opposées, comme un reflet individuel des caractères généraux du groupe.

Mais quoi qu'il en soit et que ces affirmations s'appliquent réellement ou non à l'histoire du peuple juif, le fait qu'on a pu les croire vraies est déjà pour nous un enseignement.

Il nous rappelle que la mobilité des formes sociales peut être une condition de leur permanence.

Si nous cherchons maintenant quels rapports ces deux procédés contraires soutiennent avec les formes les plus générales de l'organisation sociale, nous allons voir se dérouler une série d'oppositions caractéristiques.

On sait que l'existence d'un groupe est souvent liée à celle d'une classe déterminée, au point de ne pouvoir se maintenir si cette classe ne se maintient et avec tous ses caractères spécifiques; c'est tantôt la plus élevée, tantôt la plus nombreuse, tantôt enfin la classe intermédiaire qui joue ce rôle.

Or, dans les deux premier cas, c'est l'immobilité des formes sociales qui s'impose; dans le troisième, c'est, au contraire, leur élasticité.

Les aristocraties sont généralement conservatrices. Supposons, en effet, qu'elles soient réellement ce que leur nom signifie, c'est-à-dire la domination des meilleurs; elles expriment alors sous la forme la plus adéquate possible l'inégalité de fait qui existe entre les hommes.

Or, dans ce cas — je ne recherche pas s'il s'est jamais réalisé, sauf très partiellement — l'aiguillon qui pousse aux révolutions fait défaut; c'est, à savoir, cette disproportion entre la valeur intrinsèque des personnes et leur situation sociale, qui peut susciter aussi bien les plus nobles que les plus folles entreprises.

Par conséquent, même dans cette hypothèse, c'est-à-dire quand l'aristocratie est placée dans les conditions les plus favorables où elle puisse être, elle ne peut durer qu'en fixant d'une manière rigide et l'étendue de ses cadres et leur mode d'organisation.

Le moindre essai de dérangement menacerait, sinon en réalité, du moins dans l'esprit des intéressés, cette rare et exquise proportion qui existe par hypothèse entre les qualités des individus et leur place dans la société; par suite, un premier germe de révolution serait constitué.

Mais ce qui sera toujours, dans toutes les aristocraties, la cause principale de ces révolutions, c'est que cette absolue justice dans la distribution des pouvoirs ne se rencontre pour ainsi dire pas.

Quand une minorité est souveraine, la suprématie qu'elle exerce repose presque toujours sur de tout autres principes que cette proportionnalité idéale. Dans ces conditions, la classe dirigeante a tout intérêt à éviter les nouveautés, car elles éveilleraient les prétentions, justes ou soi-disant telles, des classes dirigées, et il y aurait à craindre alors non seulement un changement de personnes, mais, et c'est ce qui importe à l'objet de notre recherche, un changement de constitution.

Déjà le seul fait que l'on a parfois changé violemment le personnel gouvernemental avec l'appui de la masse, suffit à donner l'idée que le principe même de l'aristocratie pourrait être renversé par la même occasion.

Ainsi, la meilleure façon de se maintenir, pour une constitution aristocratique, est de s'immobiliser le plus possible.

Cette proposition ne s'applique pas seulement aux groupes politiques, mais aux associations religieuses, aux sociétés familiales ou mondaines qui peuvent prendre la forme aristocratique.

Partout où elle s'établit, ce n'est pas seulement pour le maintien de certaines personnes au pouvoir, mais pour le maintien de son principe même qu'un conservatisme rigide est nécessaire.

C'est ce que montre clairement l'histoire des mouvements réformistes dans les constitutions aristocratiques.

Quand ces sociétés s'efforcent de s'adapter à des forces sociales nouvelles et à un idéal nouveau, quand, par exemple, elles adoucissent l'exploitation à laquelle étaient soumises les classes inférieures, en réglementant les privilèges par la loi au lieu de les abandonner à l'arbitraire, toutes ces réformes, dans la mesure où elles sont volontairement concédées, ont pour but final, non les changements mêmes qui en résultent, mais la stabilité qu'elles donnent aux institutions qui sont conservées sans changement.

La diminution des prérogatives aristocratiques n'est qu'un moyen pour sauver le régime dans son ensemble.

Mais une fois que les choses en sont arrivées là, ces concessions sont, d'ordinaire, insuffisantes.

Toute réforme met en lumière de nouveaux points à réformer et le mouvement, auquel on avait accédé pour maintenir l'ordre existant, mène, comme par une pente douce, à la ruine de tout le système.

Dans ce cas, la seule chance de salut est que, les prétentions nouvelles ne se laissant pas réduire au silence, une réaction radicale se produise et qu'on revienne même sur les changements antérieurement concédés.

Le bouleversement général auquel s'expose ainsi l'aristocratie, quand elle se laisse modifier, explique qu'un immobilisme à outrance soit pour elle le meilleur instrument de défense.

Lorsque la forme du groupe est caractérisée, non par la suprématie d'une minorité, mais par l'autonomie de la majorité, c'est encore une stabilité radicale qui en assure le mieux la survie.

Cela tient d'abord à ce que les masses, quand elles forment une unité sociale durable, ont un esprit essentiellement conservateur.

Par là, elles s'opposent aux groupes temporaires que forment les foules assemblées.

Celles-ci, au contraire, montrent, dans leurs dispositions comme dans leurs décisions, la plus grande mobilité; à la moindre impulsion, elles passent d'un extrême à l'autre.

Mais quand la masse n'est pas sous le coup d'une excitation immédiate, quand une stimulation mutuelle de ses membres et une sorte de suggestion réciproque ne la met pas dans un état d'instabilité nerveuse qui rend impossible toute direction ferme et la laisse à la merci de la première impulsion, quand, en un mot, ses caractères profonds et durables peuvent produire leurs effets, alors on la voit dominée parla force d'inertie; elle ne change pas d'elle-même son état de repos ou de mouvement, mais seulement quand des forces nouvelles entrent en ligne et l'y contraignent.

C'est pourquoi, quand des mouvements sociaux sont l'œuvre des masses et leur sont abandonnés sans direction, ils vont facilement jusqu'aux extrêmes, tandis qu'inversement un équilibre social qui repose sur les masses se rompt difficilement.

De là cet instinct salutaire qui les pousse, pour garantir leur unité sociale contre la mobilité des circonstances, à garder leurs formes telles quelles, dans une immobilité opiniâtre, au lieu de les plier incessamment à tous les changements du milieu.

Dans les sociétés politiques, une circonstance particulière contribue à produire ce résultat: c'est que celles qui ont pour base la classe la plus nombreuse et où l'égalité des individus est la plus complète, sont surtout des sociétés agricoles.

C'est le cas de la société de paysans que formait la Rome primitive et des communes d'hommes libres qu'on rencontre dans l'ancienne Germanie.

Ici, la matière de la vie sociale détermine la manière dont la forme se comporte.

L'agriculteur est un conservateur a priori. Son travail, pour produire ses fruits, a besoin de temps et, par conséquent, d'institutions durables et d'une stabilité parfaite.

L'impossibilité de prévoir ces caprices de la température dont il est si étroitement dépendant, l'incline vers une sorte de fatalisme qui se traduit par une résignation patiente vis-à-vis des forces extérieures plutôt que par de la dextérité à éviter leurs coups.

Sa technique, d'une manière générale, ne peut répondre aux variations du milieu par des variations correspondantes avec la promptitude dont sont capables l'industriel et le commerçant; et ainsi, par suite des conditions mêmes de l'art agricole, une organisation sociale qui s'appuie sur une vaste classe d'agriculteurs tend naturellement à l'immobilité.

Mais il en est tout autrement quand la classe directrice est la classe moyenne et que d'elle dépend la forme du groupe.

La raison en est dans une particularité qui lui est spéciale; seule, elle a, à la fois, une limite supérieure et inférieure.

Par suite, elle reçoit sans cesse des éléments de la classe inférieure comme de la classe supérieure et elle en donne à son tour et à l'une et à l'autre.

Il en résulte qu'elle a pour caractéristique un état de flottement qui fait que, pour se maintenir, elle a surtout besoin d'une grande aptitude à s'adapter, à varier, à se plier aux circonstances; car c'est à cette condition qu'elle peut diriger ou prévenir les inévitables mouvements de l'ensemble, de manière à garder intact, malgré les changements qu'elle traverse, tout l'essentiel de ses formes et de ses forces.

Une société de ce genre a pour caractère distinctif la continuité.

Elle n'implique, en effet, ni une égalité absolue entre les individus, ni la division du groupe en deux parties radicalement hétérogènes, l'une supérieure et l'autre inférieure.

La classe moyenne apporte avec elle un élément sociologique entièrement nouveau.

Ce n'est pas seulement une troisième classe ajoutée aux deux autres et qui n'en diffère qu'en degrés, comme elles diffèrent elles-mêmes l'une de l'autre.

Ce qu'elle a de vraiment original, c'est qu'elle fait de continuels échanges avec les deux autres classes et que ces fluctuations perpétuelles effacent les frontières et les remplacent par des transitions parfaitement continues.

Car ce qui fait la vraie continuité de la vie collective, ce n'est pas que les degrés de l'échelle sociale soient peu distants les uns des autres — ce qui serait encore de la discontinuité —; c'est que les individus puissent librement circuler du haut en bas de cette échelle.

A cette seule condition, il n'y aura pas de vides entre les classes.

Il faut que les carrières individuelles puissent successivement passer par les plus hautes et par les plus basses situations, pour que le sommet et la base de la hiérarchie soient vraiment reliés l'un à l'autre.

Il est aisé de voir qu'il en est de même à l'intérieur de la classe moyenne elle- même; qu'il s'agisse de considération, d'éducation, de fortune, de fonctions, les conditions n'y sont continues que dans la mesure où une même personne peut en changer facilement.

Telles sont les raisons qui font qu'une société où la classe moyenne est prédominante se caractérise par une grande élasticité; c'est que, les éléments y étant très mobiles, il lui est plus facile de se maintenir en variant si le milieu varie, qu'en restant obstinément immuable.

Inversement, on pourrait montrer qu'un groupe où les conditions sont nombreuses et rapprochées les unes des autres doit rester plastique et variable, s'il ne veut pas qu'il se produise d'importantes ruptures dans sa masse.

Là où les situations possibles sont infiniment diverses, les chances pour que chacun soit à sa véritable place sont bien moindres que dans une société où il existe un système de classes nettement définies et où, par suite, chaque individu est encadré dans un groupe étendu et à l'intérieur duquel il peut se mouvoir avec une certaine liberté.

Dans ce dernier cas, en effet, comme la société ne contient qu'un petit nombre de conditions tranchées, chacun, au moins en règle générale, est naturellement dressé en vue du cercle particulier dans lequel il doit entrer.

Car comme ces cercles sont assez vastes et n'exigent de leurs membres que des qualités assez générales, l'hérédité, l'éducation, l'exemple suffisent à y adapter par avance les individus.

Il se produit ainsi une harmonie préétablie entre les qualités individuelles et les conditions sociales.

Mais là au contraire où, grâce à l'existence d'une classe moyenne, il y a toute une gamme de situations variées et graduées, ces mêmes forces ne peuvent plus prédéterminer les particuliers avec la même sûreté; l'harmonie qui, tout à l'heure, était préétablie, doit, maintenant, être retrouvée a posteriori et par des moyens empiriques; pour cela, il faut que chaque individu puisse sortir de sa situation si elle ne lui convient pas et que l'accès de celle à laquelle il est apte lui soit ouvert.

Par conséquent, dans ce cas, ce qui est nécessaire au maintien du groupe, c'est que les frontières des classes puissent être aisément déplacées, constamment rectifiées, que les situations n'aient rien de définitivement fixé.

C'est seulement de cette manière que chacun pourra arriver à rencontrer la position spéciale qui convient à ses qualités spéciales.

C'est pourquoi une société où la classe moyenne domine doit employer, pour se conserver, des procédés contraires à ceux qui servent à une aristocratie.

 

VI

 

Dans ce qui précède, la variabilité des groupes a été étudiée comme un moyen pour eux de s'adapter aux nécessités de la vie; elle consiste à plier pour empêcher que tout ne se brise, et cette souplesse s'impose toutes les fois que les formes sociales ne sont pas assez fortement consolidées pour défier toutes les forces destructives.

La société répond ainsi aux variations qui se produisent dans les circonstances, tout en maintenant son existence propre.

Mais on peut se demander maintenant si cette aptitude à passer par des états variés, et même opposés, ne sert à la conservation du groupe que comme un moyen de réagir contre les changements du milieu, ou si elle n'est pas également impliquée dans le principe même de sa constitution interne.

En effet, abstraction faite de ce que peuvent être les circonstances extérieures, la santé du corps social, considérée comme le simple développement de ses énergies internes, ne réclame-t- elle pas sans cesse des changements de conduite, des déplacements d'intérêts, de continuelles variations de formes? Déjà les individus ne peuvent se conserver qu'en changeant; ils ne maintiennent pas l'unité de leur vie par un équilibre immobile entre le dedans et le dehors, mais, pour des raisons d'ordre interne, ils sont déterminés à un mouvement perpétuel qui les fait passer incessamment non pas seulement de l'action à la passion et réciproquement, mais encore d'une forme de l'action ou de la passion à une autre.

De même, il n'est pas impossible que les forces d'où résulte la cohésion de la société aient besoin de changement pour garder toute leur action sur les consciences.

C'est ce qu'on peut notamment observer toutes les fois que l'unité collective est devenue trop étroitement solidaire d'un état social déterminé, ce qui arrive par cela seul que cet état dure depuis très longtemps et sans changement.

Qu'un événement extérieur vienne alors à l'ébranler, et l'unité sociale risque d'être emportée du même coup.

Par exemple, lorsque les sentiments moraux ont été, pendant longtemps, intimement unis à certaines conceptions religieuses, le libre examen, en ruinant la religion, menace la morale.

De même, l'unité d'une famille riche se brise parfois, si cette famille s'appauvrit, comme, d'ailleurs, l'unité d'une famille pauvre qui vient à s'enrichir.

De même encore, dans un État jusqu'alors libre, les pires divisions éclatent si la liberté vient à se perdre (qu'on se rappelle Athènes à l'époque macédonienne); mais le même phénomène se produit dans les États despotiques qui deviennent libres brusquement, comme l'histoire des révolutions l'a souvent prouvé.

Il semble donc qu'une certaine variabilité empêche le groupe de se solidariser trop complètement avec telle ou telle particularité.

Les changements fréquents par lesquels il passe, l'immunisent, pour ainsi parler; beaucoup de ses parties peuvent tomber, sans que le nerf de la vie soit atteint, sans que le maintien du groupe soit en péril.

Nous sommes, il est vrai, porté à croire que la paix, l'harmonie des intérêts servent seuls dans ce but; toute opposition nous paraît créer un danger et gaspiller stérilement des forces qui pourraient être employées à une œuvre positive de coordination et d'organisation.

Et cependant, l'opinion contraire semble mieux fondée; les sociétés ont intérêt à ce que la paix et la guerre alternent d'après une sorte de rythme.

Cela est vrai des guerres étrangères succédant à des périodes de paix internationale, comme des guerres intestines, des conflits de partis, des oppositions de toute sorte qui se font jour au sein même de l'entente et de l'harmonie; toute la différence entre ces deux ordres de faits, c'est que, dans le premier cas, l'alternance est successive, dans le second, simultanée.

Mais le but poursuivi est le même; seuls, les moyens par lesquels il se réalise sont différents.

La lutte contre une puissance étrangère donne au groupe un vif sentiment de son unité et de l'urgence qu'il y a à la défendre envers et contre tout.

La commune opposition contre un tiers agit comme principe d'union, et cela beaucoup plus sûrement que la commune alliance avec un tiers; c'est un fait qui se vérifie presque sans exception.

Il n'est, pour ainsi dire, pas de groupe, domestique, religieux, économique, politique, qui puisse se passer complètement de ce ciment.

La conscience plus nette qu'une société prend de son unité, par l'effet de la lutte, renforce cette unité, et réciproquement.

On dirait que, pour nous autres hommes, dont la faculté essentielle est de percevoir des différences, le sentiment de ce qui est un et harmonique ne puisse prendre de forces que par contraste avec le sentiment contraire.

Mais les antagonismes qui séparent les éléments mêmes du groupe peuvent avoir les mêmes effets; ils donnent plus de relief à son unité, parce que, en tendant, en resserrant les liens sociaux, ils les rendent plus sensibles.

Il est vrai que c'est aussi un moyen de les briser; mais tant que cette limite extrême n'est pas atteinte, ces conflits, qui, d'ailleurs, supposent un premier fonds de solidarité, la rendent plus agissante, que les sujets en aient ou non conscience.

Ainsi, les attaques auxquelles les différentes parties d'une société se livrent les unes contre les autres ont souvent pour conséquence des mesures législatives qui sont destinées à y mettre un terme et qui, tout en ayant pour origine l'égoïsme et la guerre, donnent à la communauté un sentiment plus vif de son unité et de sa solidarité.

Ainsi encore, la concurrence économique, par les actions et les réactions qu'elle détermine, met plus étroitement en rapports les clients et les marchands même qui se font concurrence, et elle accroît leur dépendance réciproque.

Enfin et surtout, le désir de prévenir les oppositions et d'en adoucir les conséquences conduit à des ententes, à des conventions commerciales ou autres qui, quoique nées d'antagonismes actuels ou latents, contribuent d'une manière positive à la cohésion du tout.

Cette double fonction de l'opposition, selon qu'elle est tournée vers le dehors ou vers le dedans, se retrouve dans les relations les plus intimes des particuliers et elle y a tous les caractères d'un phénomène sociologique; car les individus eux aussi ont besoin de s'opposer pour rester unis.

Cette opposition peut se manifester également, ou bien par le contraste que présentent les phases successives de leur commerce, ou bien par la manière dont le tout qu'ils forment se différencie du milieu moral qui les enveloppe.

On a souvent dit que l'amitié et l'amour ont besoin parfois de différends, parce que la réconciliation leur donne tout leur sens et toute leur force.

Mais ces mêmes associations, sans présenter de ces différences externes, peuvent devenir plus conscientes de leur bonheur, en s'opposant au reste du monde, à tout ce qui s'y passe et à tout ce qu'on en sait.

Cette seconde forme d'opposition est certainement la plus haute et la plus efficace.

La première a d'autant moins de valeur que les périodes alternées d'accord et de conflit sont plus courtes et se suivent de plus près.

A son degré le plus bas, elle est caractéristique d'un état où la nature des relations internes entre les individus n'a, pour ainsi dire, plus d'importance, où leurs dispositions respectives sont à la merci des accidents extérieurs, qui tantôt les rapprochent et tantôt les tournent les uns contre les autres.

Et cependant, même alors, elle a quelque chose de profondément utile à la conservation du lien social.

Car là où les parties sont rarement incitées à prendre conscience de leur solidarité et où, par suite, elles n'en ont qu'un faible sentiment, rien ne peut être plus propre à l'éveiller que ces chocs et ces conflits perpétuels, suivis de perpétuelles réconciliations.

C'est de la lutte même que naît l'unité.

Nous revenons ainsi au point de départ de ces considérations.

Le fait que l'opposition peut servir à la conservation du groupe est l'exemple le plus topique de l'utilité que présente, dans ce même but, la variabilité sociale en général.

Car s'il est vrai que l'antagonisme ne meurt jamais complètement, il est cependant dans sa nature de n'être jamais qu'un intervalle entre deux périodes d'accord.

Par définition, ce n'est qu'une crise, après laquelle l'union sociale se reconstitue par suite des nécessités même de la vie; et il en est ainsi sans doute, parce que, ici comme partout, ce qui dure n'a de relief et ne prend toute sa force au regard de la conscience que par contraste avec ce qui change.

L'unité sociale est l'élément constant qui persiste identique à soi-même, alors que les formes particulières qu'elle reçoit et les rapports qu'elle soutient avec les intérêts sociaux sont infiniment mobiles; et cette constance est d'autant plus accusée que cette mobilité est plus grande.

Par exemple, la solidité d'une union conjugale varie certainement, ceteris paribus, suivant la diversité plus ou moins grande des situations par lesquelles ont passé les époux; car ces changements mettent en saillie l'inaltérabilité de leur union.

Il est dans la nature des choses humaines que les contraires se conditionnent mutuellement.

Si la variabilité importe tellement à la conservation du groupe, ce n'est pas seulement parce que, à chaque phase déterminée, l'unité s'oppose à ces variations passagères, mais parce que, dans toute la suite de ces transformations, qui ne sont jamais les mêmes d'une fois à l'autre, elle seule se répète sans changement.

Elle acquiert ainsi, vis-à-vis de ces états discontinus, ce caractère de fixité et cette réalité que la vérité possède par opposition à l'erreur.

La vérité n'a pas, dans chaque cas particulier, une sorte de privilège, un avantage mystique sur l'erreur; et cependant elle a plus de chances de triompher, pour cette raison qu'elle est une tandis que les erreurs possibles à propos d'un même objet sont en nombre infini.

Elle revient donc plus souvent dans le cours des pensées, non que l'erreur en général, mais que telle erreur en particulier.

C'est ainsi que l'unité sociale a des chances de se maintenir et de se renforcer à travers toutes les variations, parce que celles-ci diffèrent toujours l'une de l'autre, tandis qu'elle reparaît toujours identique.

Par suite de cette disposition des choses, les avantages de la variabilité, qui ont été énumérés plus haut, peuvent être conservés, sans que les variations qui se produisent entament sérieusement le principe même de l'unité.

Nous terminons ici cette étude qui, de parla nature même du sujet, ne vise nullement à être complète, mais a plutôt pour but de donner un exemple de la méthode qui seule, d'après nous, peut faire de la sociologie une science indépendante, et qui consiste à abstraire la forme de l'association des états concrets, des intérêts, des sentiments qui en sont le contenu.

Ni la faim, ni l'amour, ni le travail, ni la religiosité, ni la technique, ni les produits intellectuels ne sont par eux-mêmes de nature sociale; mais c'est le fait même de l'association qui donne à toutes ces choses leur réalité.

Quoique la réciprocité d'action, l'union, l'opposition des hommes n'apparaisse jamais que comme la forme de quelque contenu concret, ce n'est cependant qu'en isolant cette forme par l'abstraction, qu'on pourra constituer une science de la société, au sens étroit du mot.

Que le contenu réagisse toujours sur le contenant, cela ne change rien à la question.

L'étude géométrique des formes des cristaux est un problème dont la spécificité n'est nullement diminuée par ce fait que la manière dont ces formes se réalisent dans les corps particuliers varie suivant la constitution chimique de ces derniers.

La quantité de problèmes que ce point de vue permet de dégager paraît hors de doute.

Seulement, étant donné que, jusqu'à présent, on n'a pas encore su le faire servir à déterminer un champ d'études qui soit spécial à la sociologie, il importe avant tout d'habituer les esprits à discerner, dans les phénomènes particuliers, ce qui est proprement sociologique et ce qui ressortit à d'autres disciplines; c'est la seule manière d'empêcher notre science de glaner perpétuellement dans le champ des voisins.

C'est à ce but propédeutique que répond la présente recherche.

 

 

 

 

 

 


 

Editorial:

Prof. Hans Geser
Soziologisches Institut
der Universität Zürich
Andreasstr. 15 
8050 Zürich 
Tel. ++41 55 2444012